Jusqu’en 2010 le paysage du jeu sur Facebook était très différent de ce qu’il est devenu par la suite. Aucune des sociétés présentes sur le marché n’était ni très grosse ni très rentable, les techniques de monétisation du free-to-play restaient balbutiantes et les préconceptions sur ce que devait ou ne devait pas être un jeu Facebook encore peu présentes. Par conséquent l’environnement était très propice aux expérimentations plus ou moins loufoques dans l’espoir d’être les premiers à découvrir le genre de jeu qui fonctionnerait bien sur la plateforme. Pour ma part, j’avais en 2008 rejoint le studio norvégien de Playfish, à la situation géographique assez improbable puisque situé à Tromsø, une petite ville située tout au nord du pays, à 350 km au delà du cercle polaire, là où le soleil ne se montre pas pendant deux mois l’hiver mais en contrepartie ne se couche pas entre le 21 mai et le 21 juillet !
C’est dans ce contexte que naquit Crazy Planets, un jeu Flash de tir au tour par tour inspiré par le gameplay de Worms, à la différence que toutes les missions se déroulaient sur de minuscules planètes circulaires avec une gravité à l’avenant. Avec certaines armes un peu puissantes, il était donc possible de se blesser par mégarde en tirant un projectile qui ferait le tour de la planète ! On pouvait engager ses amis Facebook comme co-équipiers, ce qui permettait de coller leur photo de profil sur un des personnages de l’escouade et de rendre les combats cocasses à l’occasion, comme quand il fallait se résigner à sacrifier Jean-Christian Ranu de la compta pour terminer une mission. À cela s’ajoutait un léger aspect RPG avec des niveaux pour les personnages offrant davantage de points de vie et des armes à débloquer en collectant des matériaux. Un mode multijoueur était prévu depuis le début et devait même constituer le cœur du jeu, la campagne solo ayant été ajoutée sur le tard quand il s’est avéré qu’il ne serait pas possible de construire un mode multijoueur dans les délais impartis.
L’équipe de développement fut limitée à deux personnes la plupart du temps, à savoir un programmeur (Bryan Gale, actuellement développeur indépendant préparant l’intrigant Induction) et moi-même pour toute la partie graphique hormis certaines décorations. J’avais aussi conçu la plupart des niveaux avec un éditeur maison et avais été impliqué dans le game design.
Ayant à peu près carte blanche pour les visuels, j’avais opté pour un thème qui m’est cher et qui était tout à fait en adéquation avec le type de jeu et le public visé : une science-fiction tendance rétro avec planètes inconnues, soucoupes volantes et robots un peu fous (ce qui avait également l’avantage de justifier l’intelligence artificielle basique de ces derniers !). Pour la direction artistique à proprement parler, je m’étais fixé deux objectifs : un style affirmé et accrocheur tout en restant très lisible, ciblant plutôt un public jeune en accord avec le gameplay, et comme Flash n’ayant jamais été réputé pour sa vitesse, une attention particulière aux performances du jeu qui m’a fait privilégier des formes simples sans fioritures inutiles et effets coûteux en temps machine.
Lancé mi-2009, Crazy Planets ne rencontrera qu’un succès commercial modeste malgré de bonnes critiques et même des versions pirates sur les réseaux VKontakte en Russie et Renren en Chine. Après être resté longtemps sans mise à jour, le jeu fut mis à la retraite forcée en 2012 lors d’un énième changement technique de Facebook qui aurait demandé de remanier trop de code pour être financièrement justifiable. Aujourd’hui Crazy Planets n’est pas tout à fait oublié puisqu’une poignée de fans continue de réclamer son retour plusieurs années après sa disparition. Quant au marché du jeu vidéo sur Facebook, la sorte d’explosion cambrienne que j’invoquais en introduction s’est arrêtée rapidement à partir du moment où Farmville s’est avéré être une machine à cash et, comme Clash of Clans ou Candy Crush Saga aujourd’hui, est donc subitement devenu la référence et le standard auquel tout nouveau concept serait jaugé et dont les mécanismes allaient être scrutés de manière obsessionnelle et imprégner des milliers de jeux.